"Dans la mémoire collective, le passage de Miriam Makeba et Stokely Carmichael en Guinée est relativement oublié", relate la chercheuse Elara Bertho

Actus. Couple engagé, Miriam Makeba et Stokely Carmichael ont incarné, à la fin des années 1960, une alliance entre culture, militantisme et panafricanisme. Tous deux trouveront refuge en Guinée, où ils se lieront d'amitié avec Sékou Touré et rencontreront d'autres intellectuels et activistes à Conacry. Elara Bertho, chargée de recherche au CNRS et auteure du livre Un couple panafricain : Miriam Makeba et Stokely Carmichael en Guinée, était l'invitée d’Africa Radio vendredi 25 avril.

"Dans la mémoire collective, le passage de Miriam Makeba et Stokely Carmichael en Guinée est relativement oublié", relate la chercheuse Elara Bertho
La chanteuse sud-africaine Miriam Makeba et l'activiste américain Stokely Carmichael / Kwame Ture, ont été mariés pendant dix ans. - blackhistorymonth.org.uk

D’un côté, il y a Miriam Makeba, chanteuse sud-africaine qui ne reverra pas son pays pendant de nombreuses années en raison de sa dénonciation du régime de l’apartheid. De l’autre, Stokely Carmichael, originaire de Trinité-et-Tobago, militant aux États-Unis dans le cadre du mouvement des droits civiques, notamment aux côtés de Martin Luther King, avant de devenir une figure majeure des Black Panther. Pourquoi avoir choisi de parler de ce couple ?

Ils passent toute une partie de leur ville, en Guinée, au service du leader Sékou Touré. Et moi, je me suis intéressée au moment de leur carrière où le reste des histoires d'habitude
s'arrêtent.

C'est-à-dire que l'historiographie, les chercheurs en général se sont beaucoup intéressés sur leur trajectoire aux États-Unis, parce qu'elle est beaucoup plus connue. Or, moi, ce qui m'intéressait, c'était de replacer Conakry au centre des cartes globales, des imaginaires et des luttes, pour montrer comment il s'engage l'une par la chanson et l'autre par ses discours et ses mouvements politiques, aux côtés de Kwame Nkrumah, qui est à cette époque-là en exil chez Sékou Touré, dans une indépendance par la musique, par la chanson et par le militantisme politique.

Et cette histoire, on peut la retracer grâce aux archives de Carmichael, qui est décédée en 1998, en Guinée, et son fils conserve actuellement, dans sa maison à Conakry, toute une partie de ses archives et de cette vie intellectuelle.

Donc, ce qui m'intéressait, c'était repartir du moment où les histoires américaines s'arrêtent pour montrer que ce n'est pas du tout un épisode anecdotique dans leur vie à tous les deux, mais qu'au contraire, ça leur a tenu à cœur de revenir en Afrique et de militer aux côtés de Sékou Touré. 

Ils militent contre le racisme et pour le panafricanisme, et notamment, et vous le dites, ils avaient deux manières totalement différentes de militer. Quelles étaient ces différences ?

 

Miriam Makeba s'engage contre l'apartheid, en Afrique du Sud, et aux États-Unis, elle va être une voix forte de la dénonciation de la ségrégation sociale et raciale continue, malgré une obtention de droit civique en théorie équivalente. Elle va dire, par exemple, face caméra, que la ségrégation continue dans les écoles, dans les prisons, dans la rue.

Et c'est donc dans ses chansons, qu'on ressent également ce combat politique qu'elle va mener. Mais dans sa période guinéenne, elle va enregistrer énormément avec le label d'État guinéen, des chansons qui prônent le panafricanisme, le socialisme révolutionnaire et des éloges de Sékou Touré.

Carmichael, de son côté, va être un militant des droits civiques américains, dans les grandes marches de Selma, par exemple. Vous dites en effet qu'il va côtoyer Martin Luther King. Ensuite, ça va être le premier à théoriser le racisme systémique aux États-Unis.

Il va également être l'un de ceux qui va populariser le terme Black Power. Quand il arrive à Conakry, il va être tout à fait en phase avec ce que Sékou Touré appelle la politique de l'authenticité, c'est-à-dire un retour à l'histoire africaine, avec une décolonisation de la culture, de la chanson, des manuels scolaires, des manières de raconter l'histoire.

À travers ce couple, vous parlez aussi de Conakry, la capitale de la Guinée. La Guinée, qui est le deuxième pays, a gagné son indépendance après le Ghana, en 1958. Et le pays était le refuge de nombreux intellectuels, d'indépendantistes, militants antiracistes. On peut citer Maryse Condé, Harry Belafonte, Amilcar Cabral, Kwame Nkrumah, Est-ce que d'autres ouvrages pourraient être centrés sur ces autres personnages ? 

La Guinée Conakry obtient son indépendance deux ans avant les autres territoires de la communauté française. Et c'est une indépendance tout à fait particulière, puisque Sékou Touré dit non à de Gaulle dans le référendum de 58 sur l'adhésion ou
non à la communauté française. Et ce "non" est un fracas politique énorme dans toute la sous-région.

Et Sékou Touré appelle tous les intellectuels et artistes à venir fonder cette nouvelle nation libre. Et donc des gens comme Maryse Condé vont devenir instituteurs. 
Le couple Miriam Makeba et Stokely Carmichael vient dix ans après cette effervescence culturelle, en 1968, à un moment où la répression de politique commence à être assez importante. Mais eux ne la subissent pas parce qu'ils sont directement liés à Sékou Touré, et aussi parce qu'ils n'ont de cesse de faire des allers-retours avec l'extérieur, et ils ne sont jamais dans l'opposition frontale à la politique de Sékou Touré. Néanmoins, ils se coulent dans cette effervescence politique et culturelle. Ils vont rencontrer Kwame Nkrumah, par exemple, qui est déchu en 1966 du Ghana, et qui est donc en exil politique. Ils vont rencontrer Cabral, parce que les bases arrière du PAIGC, pour l'indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert, se trouvent à Conakry.

Et ils vont comme ça circuler dans une atmosphère tout à fait cosmopolite de tous les mouvements anticoloniaux de l'époque. Je pense à aussi d'autres mouvements de lutte, par exemple des Zimbabwéens qui trouvent refuge à Conakry ou des Mozambicains ou des Angolais, par exemple.

Donc oui, tout à fait, il y aurait plein d'autres recherches sur cette Conakry cosmopolite des années 1970 à effectuer.

Stokely Carmichael et Miriam Makeba, ont été très proches de Sékou Touré et de son épouse. Sékou Touré,a dirigé la Guinée de son indépendance jusqu'à 1984. Son règne a été marqué par un tournant autoritaire avec l'emprisonnement d'intellectuels, notamment celui à qui vous rendez hommage, l'historien Djibril Tamsir Niane. Il y a eu aussi des tensions ethniques, mais
malgré tout cela, le couple a soutenu et perpétué l'héritage de Sékou Touré, mais était-il au courant de la dérive autoritaire de Sékou Touré ? 

Dès 1961, avec "le complot des enseignants", ledit "complot des enseignants", Sékou Touré entame un virage autoritaire. Et l'historien Djibril Tamsir Niane est emprisonné dès 1961, alors qu'il avait été un des premiers participants du régime et qu'il avait participé au premier manuel d'histoire, qu'on pourrait appeler décolonisé.

Il avait écrit de la poésie en faveur du régime du Parti démocratique de Guinée. Et donc, dès 1961, le régime se durcit et il y aura ensuite des successions de nombreux complots, certains réels, d'autres pas.

Un des plus terribles est celui en 1976 du complot dit Peul, qui va viser en particulier le Fouta-Djalon. Et donc, dans le début des années 70, quand arrivent Makeba et Carmichael, en effet, c'est le plein de la répression politique qui est donc à son apogée.

Dans le livre, je me pose la question de savoir s'ils ont vu ou pas.  C'est une question délicate parce que oui, je pense qu'ils ont vu, ils étaient absolument au courant. Mais Carmichael dit à un moment donné que c'était une répression nécessaire. Il
dit: By all means necessary, en reprenant les mots des militants des droits civiques américains qui considéraient qu'il y avait une violence nécessaire pour la réalisation d'un idéal, en l'occurrence la révolution sociale. 

Donc, ce que j'essaye de voir, c'est au-delà de la question, un peu creuse, de savoir s'ils l'ont vu ou pas vu, c'est la question de savoir pourquoi ils ont cru tant que ça au régime de Sékou Touré. Et il me semble que pour répondre à cette question, il faut rendre compte de toute la violence néocoloniale de la France, qui a mené une politique d'isolation, notamment monétaire et diplomatique de la Guinée, extrêmement sévère, qui a mené à des famines extrêmement dures dès les premières années du régime.

Et aussi, montrer à quel point les États-Unis ont été un pays structurellement raciste. Carmichael a été emprisonné et tabassé plus d'une dizaine de fois par la police américaine. Et pour eux, Sékou Touré incarnait un idéal antiraciste, anticapitaliste et anti-impérial, qui est tout à fait important.

Donc, ce que j'essaye de raconter dans le livre, c'est à la fois la violence raciste de la France, des États-Unis, de l'Afrique du Sud et à la fois l'utopie politique qu'a représenté Sékou Touré, sans cacher les morts politiques qu'elle a elles-mêmes générées. Mais ce qu'il faut rendre, c'est toute la complexité de ces années 70.

Pour écrire ce livre, vous avez aussi bénéficié de l'aide d'un des enfants de Stokely Carmichael, et vous vous êtes appuyé sur les sources d'autres sources documentaires. Mais qu'est-ce qui reste de cette partie de l'histoire aujourd'hui en Guinée ?

Pas grand-chose. Alors effectivement, Bokar Biro Ture, le fils Stokely Carmichael, s'attache à faire vivre ses archives.

Il est en train de mener un projet de numérisation extrêmement ambitieux de toutes les archives de son père. Mais dans la mémoire collective, le passage de Miriam Makeba et Stokely Carmichael, en Guinée, est relativement oublié. Il y a la
maison de campagne de Makeba, à Dalaba, aux portes du Fouta-Djalon qui tombe un peu en ruine.

Donc, régulièrement, il y a des articles dans la presse guinéenne qui appellent à restaurer cette maison, mais pour l'instant, ce n'est pas encore le cas. Bokar Biro Ture a fait une petite exposition sur la mémoire de son père, il y a quelques années, à Conakry.

Mais la plupart des Guinéens ne l'apprennent pas à l'école, par exemple.

Ce n'est pas une histoire qui est très connue, alors que je pense que c'est une manière de raconter l'histoire globale des  luttes, l'histoire globale des militantismes et de la décolonisation des imaginaires et de la culture, depuis Conakry, qui est vraiment passionnante à écrire aujourd'hui.

Un couple panafricain, Miriam Makeba et Stokely Carmichael en Guinée, d'Elara Bertho, ed.RotboKrik, 160 pages,  13,00 € 

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