Culture. Reines du wax, figures d'émancipation : les multiples héritages des Nana Benz

Actus. Elles sont les plus célèbres vendeuses de wax. Principalement originaires du Togo, les Nana Benz sont devenues des personnages mythiques qui continuent d’inspirer des générations. Leur âge d’or prendra fin dans les années 1990.

Culture. Reines du wax, figures d'émancipation : les multiples héritages des Nana Benz
Agnès Ayélé Hyde-Essien (1915-2000), Julie Ayélé Bocco (1918-1999), Manavi Ahiankpor-Sewoa (1921-2004), Patience Epé Kwamba Sanvee (1925-2004) et Dédé Rose Creppy (1934-2023), la première génération de Nana Benz. - Africa Radio

“Les Nana Benz, pour moi, c’est l’incarnation de la femme puissante. Ce sont des femmes qui ont réussi à faire fortune, qui étaient indépendantes et qui, d’une certaine façon, ont accaparé un objet de pouvoir typiquement masculin, qui est la voiture — en l’occurrence la Mercedes”, explique Gombo, artiste visuel basé à Marseille. À travers sa sérigraphie “Nana Benz, merci pour la moula (l’argent en argot, NDLR)”, il rend hommage à ces femmes d’un autre temps, qui continuent d’inspirer une jeune génération.

Comme sur les véritables clichés, la sérigraphie montre des femmes vêtues d’un ensemble en pagne posant devant une Mercedes. “Je trouvais qu’il y avait un côté bling-bling chez les Nana Benz,” explique Gombo. Des femmes qui posent devant de belles bagnoles, ça pourrait se retrouver dans l’imaginaire et dans l’iconographie du monde du rap.”

 
 
 
 
 
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L’œuvre est actuellement exposée au Musée de l’Homme, à l’occasion d’une exposition dédiée au wax. Il faut accéder au deuxième étage du bâtiment pour la voir exposée aux côtés des photos des véritables Nana Benz : Eunice Adabanu (1915-1993), Agnès Ayélé Hyde-Essien (1915-2000), Julie Ayélé Bocco (1918-1999), Manavi Ahiankpor-Sewoa (1921-2004), Patience Epé Kwamba Sanvee (1925-2004) et Dédé Rose Creppy (1934-2023).

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À Aného, une ville au sud du Togo, des fresques murales ont été inaugurées en décembre dernier pour rendre hommage “à ces modèles de citoyennes engagées, dédiées au progrès de leur pays, au bien-être de leurs familles, à l’éducation de leurs enfants”, exprimait la mairie de la commune des Lacs 1, à l’origine de ce projet artistique. Derrière l’image de ces femmes indépendantes, se révèlent des femmes venant de différents villages du Togo, la plupart étant plus ou moins instruites.

Une renommée acquise grâce à la vente de wax

Au début du XXe siècle, l’Afrique de l’Ouest est un carrefour majeur dans le commerce du wax. Tissu en coton à motifs colorés, il trouve son origine dans les traditions textiles d’Asie du Sud-Est, notamment en Indonésie, où la technique du batik — consistant à appliquer de la cire pour créer des motifs avant de teindre le tissu — est pratiquée depuis des siècles.

D’abord produit en Grande-Bretagne, le wax est rapidement dominé par les Hollandais à partir du XIXe siècle. Ces derniers reprennent les techniques indonésiennes.

Les soldats ghanéens mobilisés par les troupes néerlandaises en Indonésie emportent quelques-uns de ces tissus. Un engouement se crée, et les Européens orientent leur production vers leurs colonies ouest-africaines.

C’est à Lomé que ces femmes, commercialisent ce tissu. Elles sont les premières à donner des noms porteurs de sens et humoristiques aux créations des dessinateurs européens. Parmi les plus connus : « Tu sors, je sors » ou « Femme capable ».

“Le commerce a commencé par le fait que ces femmes ont décidé d’aller au Ghana, car le wax hollandais se vendait là-bas. Elles rapportaient ça à Lomé, et un beau jour, le Ghana a décidé qu’il ne voulait plus de ce tissu importé”, explique Edwige Atayi, présidente de l'Association professionnelle des revendeuses de tissus wax hollandais (APRT).
Elle est la petite-fille de Julie Bocco. Pâtissière, elle a également repris le commerce de tissus de sa mère.

Le rejet du wax, dans les années 1960, par le Ghana — qui préfère développer sa production locale — profite alors au Togo, et surtout à ces commerçantes. Vlisco, le principal producteur de wax hollandais, leur fournira en exclusivité des pagnes avec des motifs bien précis. “C’est surtout ça qui les a rendues riches,” détaille Edwige Atayi.

Une richesse, qui leur permettra d'être financièrement autonomes, mais qui alimentera des mythes moins valorisants. “Il y aura plusieurs rumeurs, notamment sur leur supposée sexualité libérée et leur recours à la sorcellerie pour réussir. On disait qu’elles avaient des serpents cachés dans leurs pagnes ou qu’elles faisaient des pactes avec des esprits vaudous,” explique la chercheuse Charlotte Vampo. C’est une manière de décrédibiliser leur succès, car leur réussite était inédite pour des femmes en Afrique.”

Une richesse qui leur permettra d’être financièrement autonomes, mais qui alimentera aussi des mythes moins valorisants.
« Il y aura plusieurs rumeurs, notamment sur leur supposée sexualité libérée et leur recours à la sorcellerie pour réussir. On disait qu’elles avaient des serpents cachés dans leurs pagnes ou qu’elles faisaient des pactes avec des esprits vaudous », explique la chercheuse Charlotte Vampo. « C’est une manière de décrédibiliser leur succès, car leur réussite était inédite pour des femmes en Afrique. »

Figures d’émancipation, et bien que certains noms donnés aux pagnes puissent traduire « une revendication d’égalité entre les sexes », elles ne se revendiquaient pas comme féministes. « Elles cherchaient à éviter les critiques en maintenant les apparences, notamment dans leur mariage. Même si elles étaient riches, elles laissaient leurs maris payer certaines factures pour préserver l’image du pourvoyeur masculin », souligne la chercheuse.

“Les Nana Benz n’ont pas été que des commerçantes”

Le véhicule devient malgré tout un symbole de leur richesse, et révélateur de la proximité de certaines avec le monde politique.
Une anecdote liée à l’ancien président Gnassingbé Eyadéma restera notamment dans les esprits : le 29 mai 1968, le pays doit recevoir les quatre chefs d’État du Conseil de l’Entente : Félix Houphouët-Boigny (Côte d’Ivoire), Maurice Yaméogo (Haute-Volta), Diori Hamani (Niger) et Christophe Soglo (Dahomey).

N’ayant pas de véhicules adaptés pour leur déplacement sur le sol togolais, les Nana Benz prêteront donc leurs Mercedes.

“Leur engagement remonte en réalité à l’époque coloniale, et surtout pendant la période de la décolonisation,” révèle l’historienne Soalinane Tchintchan.

Elles soutiendront financièrement les figures nationalistes comme le premier président togolais, Sylvanus Olympio, ainsi que les étudiants ayant vu leurs bourses suspendues en raison de leur engagement dans la lutte pour la décolonisation.

Leur présence en politique perdurera, avec un soutien aux présidents successifs et une présence dans les bureaux politiques. Gisèle Djondo sera la première présidente de l’UNFT (Union nationale des femmes du Togo), association créée en 1972 et affiliée au RPT (Rassemblement du peuple togolais), qui est alors le seul parti du pays.

“Aujourd’hui, la proximité des Nana Benz avec le pouvoir est plus visible dans le cadre du dialogue public-privé, à travers lequel les entrepreneurs et les commerçantes de tissus discutent avec l’État pour une relation mutuellement profitable,” ajoute l’historienne.

Cette proximité avec le monde politique présente des avantages, mais ne protègera pas ces femmes des tumultes économiques et des déconvenues successives, qui mettront fin à l’âge d’or des Nana Benz.

Années 1990 : le début du déclin

Dans les années 1990, la dévaluation de 50 % du franc CFA est le premier coup de massue pour ces commerçantes. Le prix du wax double et devient moins accessible.

Au début des années 2000, les contrefaçons chinoises apparaissent sur les marchés, mettant à mal un commerce déjà fragilisé. Les incendies des marchés de Lomé et de Kara, en 2013, n’arrangent rien. Depuis le décès de Dédé Rose Creppy en 2023, il n’y a plus de représentantes de la première génération des Nana Benz.

Leurs commerces ont été repris par leurs filles ou petites-filles, qu’on surnomme “nanettes” ou “Nana Benz 2.0”, mais dont elles ont toujours voulu se détacher.
“Je nous appelle des femmes cheffes d'entreprises aujourd'hui, parce que nous faisons de la comptabilité, nous payons des impôts, nous avons des cartes CFE, des cartes d'opérateurs économiques, un NIPF…Ce que nos mamans n'avaient pas à l’époque,” explique Edwige Atayi. Elle considère également que le nom de Nana Benz ne se limite plus, aujourd’hui, à celles qui le sont de mère en fille. “C’est fini, cette histoire-là. D'autres personnes peuvent être des grossistes et on va les appeler Nana Benz parce que le nom est resté, mais c’est tout.”

Lire aussi : À La Courneuve, le blues des vendeurs de wax

Si elles ont pu envoyer leur descendance dans les meilleures écoles, ou pour certaines acheter des propriétés, Edwige Atayi estime que leur héritage aurait pu être encore plus grand.

“J’ai dit aux hommes qui étaient avec ces femmes-là à l’époque — la plupart sont morts aujourd’hui — : vous avez été misogynes, parce que vous auriez pu aider ces femmes à ouvrir des écoles, des hôpitaux. Au lieu de laisser dormir l'argent à la banque, elles auraient pu faire ça. Aujourd’hui, elles auraient même créé une fondation,” regrette-t-elle.

Pour immortaliser l’héritage de ces commerçantes, le gouvernement togolais ambitionne de construire un musée en leur hommage. Une labellisation du nom Nana Benz est également en cours de réflexion.

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