Une flûte de champagne à la main, un oligarque corpulent à l'air suffisant, dont la blouse est entièrement recouverte de billets de banque, tourne le dos à la foule désespérée.
Pour cette toile colorée au style naïf intitulée "la classe dirigeante", l'artiste nigérian Wande George dit s'être inspiré du côté "bling-bling" de la bourgeoisie locale qui exhibe sa fortune de façon décomplexée, notamment à Victoria Island, quartier chic de Lagos où il a exposé récemment.
Le Nigeria, pays le plus peuplé d'Afrique et premier producteur de pétrole du continent, est considéré comme un des plus corrompus au monde, les revenus de l'or noir ne profitant qu'à une très petite minorité.
Si les plus riches circulent en 4X4 avec chauffeur et vivent dans des résidences luxueuses, la grande majorité de la population s'entasse dans des bidonvilles insalubres et surpeuplés.
Ces inégalités sociales engendrent une création artistique engagée chez les jeunes artistes nigérians.
"On fait avec", estime Joseph Eze, finaliste de la cinquième édition de la compétition nationale d'art contemporain, qui a lieu chaque année, "sinon, on serait réduits en miettes".
L'art contemporain est en pleine expansion depuis la fin du régime militaire, en 1999, même si le pape de la musique Afrobeat Fela Kuti et le prix nobel de littérature Wole Soyinka, tous deux très engagés politiquement, sont la preuve que la critique à travers la culture ne s'est jamais tue au Nigeria, même en pleine dictature.
"Les artistes locaux s'interrogent de plus en plus sur leur façon de s'exprimer", pense Marc-Andre Schmachtel, de l'institut allemand Goethe, membre du jury de la compétition nationale d'art contemporain, qui s'est déroulée récemment.
"Les gens commencent à sortir des sentiers battus, rien qu'entre l'année dernière et cette année, le niveau du concours est bien plus élevé", estime M. Schmachtel, et ce, selon lui, grâce, notamment, à la façon dont Lagos est en train d'évoluer.
La ville tentaculaire, une des plus chaotiques au monde, avec ses quelque 15 millions d'habitants, abrite une classe moyenne de plus en plus importante, qui représente un marché potentiel pour les artistes locaux, et les galeries d'art se multipilent.
Dans un centre de conférence surplombant la lagune, lors de la remise de prix, Joseph Eze avait choisi d'exposer une oeuvre construite entièrement à base de tongs en caoutchouc récoltées sur les plages de la ville.
A travers cette installation, Eze dénonce les destructions d'habitats précaires, qui laissent des milliers de pauvres sans toit, pour récupérer le terrain et servir les intérêts des plus puissants.
Cette oeuvre d'art est aussi un hommage aux Nigérians les plus démunis qui arrivent à se sortir des pires situations avec rien, explique l'artiste de 38 ans.
Mais l'oppression des pauvres par les puissants n'était pas la seule préoccupation des finalistes de cette compétition.
Alafuro Sikoki, qui a gagné le deuxième prix et 9.500 dollars, dit chercher à confronter les Nigérians à leurs propres travers.
"Cog" (rouages), l'oeuvre conceptuelle que la jeune femme de 32 ans a présenté au jury, explique l'immense popularité des films de Nollywood, l'industrie cinématographique nigériane, dont les vidéos, souvent "faites maison", dépassent en volume la production du Bollywood indien.
Ces films très bruyants, au scénario souvent tortueux, remplis d'intrigues et de drames, ont une fonction de "catharsis" dans un pays où beaucoup de gens ont été victimes de traumatismes dont on parle peu, parce que c'est tabou.
"Des choses vraiment horribles sont arrivées à des gens ou à leurs proches et la seule façon, pour eux, de se dire que ce n'est ni fou ni complètement étrange est de le voir à la télévision", dit-elle.
Dans son oeuvre "African Time", composée d'une série d'horloges affichant des heures différentes, l'artiste critique la propension de ses compatriotes à être très en retard.
"Pourquoi avons-nous une perception du temps différente de tous les autres", se demande-t-elle."On ne vit pas sur la lune!"
"Lagos attire l'attention des conservateurs et des collectionneurs internationaux", estime l'artiste française Eve Therond, venue de New York pour faire partie du jury.
Et les jeunes artistes nigérians se focalisent de plus en plus sur des thèmes concrets qui font partie de leur quotidien, "rejet(ant) toute forme d'exotisme ou d'Africanisme" souvent mis en avant par leurs aînés, estime Mme Therond.
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