Il n'était question que de quelques années.L'eau et les pétrodollars couleraient à flots.Routes, écoles, hôpitaux champignonneraient.Le Turkana, vaste région aride et reculée du nord-ouest du Kenya, allait prendre une revanche éclatante sur des décennies de misère et de marginalisation.
Hélas, cinq ans après la découverte de pétrole et quatre ans après celle de gigantesques réserves aquifères, la sécheresse qui frappe l'Afrique de l'Est a ramené le comté du Turkana à sa triste réalité: une région où cailloux et poussière font la loi, peuplée en majorité d'éleveurs semi-nomades vivant sans électricité, et qui reste sous-développée et isolée donc vulnérable.
Dans les zones les plus reculées, des enfants affamés aux yeux blanchis par l'anémie et au ventre gonflé rejoignent des dispensaires où l'aide alimentaire et médicale arrive au compte-gouttes, alors que des carcasses d'animaux morts de faim et de soif s'amoncèlent à l'extérieur des villages.
La moitié des puits sont secs ou ne fonctionnent plus, faute de pompes en état de marche.Les autres, surexploités, deviennent souvent salins.
"Tous nos animaux sont morts et nous sommes obligés de survivre en buvant de l'eau impure qui provoque des diarrhées", peste Ekiru Ekitela, au cou paré d'innombrables perles rouges, bleues, vertes et jaunes.D'autres assurent manger les carcasses d'animaux malades, car "c'est ça ou rien".
Fin mars, les pluies transforment d'ordinaire en pâturage la plaine cerclée de monts lointains qui s'étend devant le village de Lokamarinyang, proche de Kibish à l'extrême nord du Turkana, explique cette mère de quatre enfants.Mais cette année, le sol balayé par les tourbillons de poussière reste désespérément sec.
Plus au sud, à Karioreng, un bébé porte les lèvres au sein de sa mère, puis fond en larmes."Il tète en pensant que quelque chose va sortir, mais quand mon estomac est vide, l'enfant n'a rien à téter", soupire sa mère, Akalale Esekon.
Atabo, sa fille de 4 ans, n'a plus la force de pleurer.Ses cheveux noirs virent au brun et son tour de biceps excède à peine 12 cm, des signes de malnutrition aiguë.
- Attentes démesurées -
La sécheresse aura agi comme un cruel révélateur: les troupeaux qui ont grossi avec l'explosion démographique de la région ont épuisé les fragiles ressources, et la végétation, qui favorise la régénération des précieuses nappes phréatiques, fond comme neige au soleil.
Sans atteindre les niveaux de malnutrition constatés en Somalie et au Soudan du Sud, l'ampleur de la faim au Kenya intrigue car ce pays est la première économie d'Afrique de l'Est et une démocratie relativement stable.
"Mais l'image du Kenya comme un pays à revenus moyens ne rend pas justice à la réalité", souligne Werner Schultink, représentant de l'Unicef dans ce pays.
Loin du sud agricole où vit 90% de la population, il est une vaste région septentrionale, aride et pauvre, où la faim s'intensifie à chaque kilomètre parcouru vers le nord.Dans la région de Kibish, coincée entre l'Ethiopie et le Soudan du Sud, plus de la moitié des enfants de 6 mois à 5 ans souffrent de malnutrition aiguë, selon l'Unicef.
Au début des années 2010, les politiciens les plus optimistes - ou démagogues - promettaient pourtant une modernisation exponentielle du nord kényan, autrefois marginalisé par le colon britannique, qui n'y voyait rien d'intéressant, puis par Nairobi.
"Les attentes étaient démesurées", remarque John Nakara, un député du Turkana.La modernisation d'une région délaissée pendant des décennies "ne prend pas 5 ans, mais au moins 20", souligne-t-il.
- Balbutiements -
Il y eut d'abord en 2012 le lancement avec tambours et trompettes d'un ambitieux projet de routes, chemins de fer et oléoducs traversant le nord kényan, dont le Turkana.Un réseau d'infrastructures qui aurait détonné par rapport aux pistes en terre du comté, impraticables pendant la saison des pluies.Dans cette région, les rares portions bitumées sont tellement mauvaises que les véhicules leur préfèrent le bas-côté.Mais cinq ans plus tard, le projet n'en est toujours qu'à ses balbutiements.
En 2012 également, la société britannique Tullow a annoncé la découverte d'importantes réserves pétrolières.Le début de la production est prévu pour juin cette année.Mais les gouvernements local et national s'écharpent encore sur la répartition des futurs revenus, et des doutes subsistent sur l'acheminement de l'or noir jusqu'au port de Mombasa - sans oléoduc, le gouvernement a promis de le transporter par camion sur plus de 1.000 kilomètres.
En 2013, le gouvernement kényan et l'Unesco s'extasient devant la découverte de gigantesques réserves aquifères dans le Turkana, et avec elle, la promesse de la multiplication des projets d'irrigation.
Euphorique, le gouvernement promet que ce bassin pourvoira aux besoins du Kenya pour les 70 prochaines années.Sauf que ces réserves, profondes et pas aussi pures qu'escompté, s'avèrent difficiles à exploiter.
"L'annonce était très optimiste, et basée sur des informations très limitées", regrette Sean Avery, un consultant sur les questions d'eau vivant au Kenya.
- L'éducation, priorité -
Le tableau n'est toutefois pas uniformément sombre: le transfert à partir de 2013 d'importants budgets vers les autorités locales a notamment permis d'ouvrir des dispensaires au Turkana.
La réponse des autorités face à la sécheresse a en outre été un peu plus efficace que lors de la précédente en 2011: la sécheresse a été déclarée "catastrophe nationale" alors que 3 millions de Kényans ont besoin d'une aide humanitaire d'urgence.Nairobi a par ailleurs appelé à une aide internationale."Mais vu la situation, c'est clairement insuffisant", affirme Werner Schultink.
En attendant, le Turkana mesure l'ampleur du chemin qui reste à parcourir: quelque 92% de ses 1,4 million d'habitants vivent sous le seuil de pauvreté et seul un cinquième d'entre eux savent lire et écrire, quatre fois moins que la moyenne nationale.
Les observateurs appellent à faire de l'éducation une priorité, pour amorcer la diversification de l'économie du Turkana, trop dépendante du bétail, et la modernisation du comté.
"Il y aura d'autres sécheresses", relève le député Nakara."Le tout, c'est d'y être préparé".
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