Après plus de 30 ans à décaper l'image d'une vieille Europe et analyser sans compromis l'ère post-coloniale, l'auteur mondialement connu de "Brutalisme" et "Critique de la raison nègre" a accepté la tâche controversée de préparer le sommet à Montpellier (sud de la France), auquel pour la première fois aucun chef d'Etat n'a été convié.
"Je suis fatigué", lâche-t-il après sept mois de débats au sein de la société civile africaine sur l'avenir de la relation entre le continent et la France. "J'ai été un peu comme un thérapeute, assis à absorber des choses parfois sales", dit-il dans un entretien à l'AFP, la main posée sur son large front.
Son rapport final, envoyé à l'Elysée et encore confidentiel, a été rédigé dans cette maison d'un quartier cossu de Johannesburg dans laquelle flotte une odeur de lys, en bouquets sur des commodes.
Sur un coin de table, il pose l'enjeu: "Si à Montpellier, on arrive à déplacer le débat au-delà de la récrimination et du déni, alors on aura ouvert la voie à une petite révolution culturelle".
- Banni -
"J'ai grandi dans une famille nationaliste et chrétienne", raconte Achille Mbembe, né en juillet 1957.La ferme de son père, dans le sud du Cameroun, nourrit la famille de sept enfants.Lui se voit footballeur ou "à la préfectorale".
Finalement, ses études d'histoire l'emmènent à Paris.Il emporte dans ses valises des textes de l'indépendantiste camerounais Ruben Um Nyobe.L'indépendance en 1960 a été suivie de sanglants affrontements et l'évocation même de ce nom est resté longtemps interdite dans le pays.
"J'ai dans ma tête et dans mes documents des gens dont on a voulu effacer l'existence.Et ma lutte c'est d'empêcher cela", explique Achille Mbembe. Son premier livre contenant des extraits de ces archives lui vaut d'être banni de son pays pendant dix ans.Il manque l'enterrement de son père.
Poursuivant ses études à la Sorbonne et à Sciences Po, il sort peu, reste la nuit penché sur sa machine à écrire, dans un petit appartement près du métro aérien.
Il court les séminaires au Collège de France ou à l'EHESS, assiste aux dernières lectures du philosophe Michel Foucault, néglige un peu son cursus: "J'étais un mauvais étudiant".
Le philosophe camerounais Fabien Eboussi Boulaga est un mentor, Frantz Fanon et Édouard Glissant quelques-uns de ses maîtres à penser.
Sa thèse terminée, les universités américaines le débauchent.Mais les Etats-Unis n'ont jamais été son "horizon intellectuel" et il ne peut renoncer à l'idée de "rentrer en Afrique".
- "Des clashs" -
A Dakar, il prend la tête du Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (Codesria), avec l'ambition d'en faire un institut "compétitif" dans le monde.
"Je n'ai jamais travaillé en Afrique, j'ai tout à réapprendre", dit-il en évoquant des résistances dans cette "vieille boîte".
"Son écriture était postmoderne, pas assez engagée du côté du marxisme", traditionnellement lié aux luttes indépendantistes africaines, explique son ami et philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne."Ça a fait des clashs".
Il finit par démissionner.L'Afrique du Sud, sortie de la période sombre de l'apartheid, lui tend les bras.Installé à Johannesburg depuis vingt ans, marié, des enfants, il dirige l'Institut de recherches en sciences économiques et sociales de l'Université du Witwatersrand.
Salué comme l'un des penseurs les plus influents du post-colonialisme, un terme "vide et pompeux", il explique simplement "s'occuper des choses qui l'intéressent".
Du Cameroun, où il n'est jamais retourné vivre, il regrette "la vie dehors, ces corps qui se touchent constamment, cette espèce de puissance sourde d'une Afrique forestière équatoriale".
Il ne relit jamais ses propres livres.Ecrire, "c'est lent, il faut retisser constamment".
A 64 ans, il envisage la retraite comme un repli progressif, ne plus voir ceux qui l'ennuient, arrêter de lire les journaux.Peut-être un bout de terrain, des poules, quelques chèvres.
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