"Je suis le cri muet de l'Afrique", poursuit le masque dans "Les Restes suprêmes".Cette oeuvre théâtrale, plastique et performative, création mondiale du metteur en scène rwandais Dorcy Rugamba, a été jouée pour la première fois à Dakar lors de la Biennale d'art contemporain africain.
Comme on épie par le trou d'une serrure un secret de famille, le spectateur est invité à regarder sous les angles morts du récit officiel de l'histoire coloniale qui opposait mondes "civilisé" et "primitif". Partie prenante de l'oeuvre, il se déplace tout au long de la performance et suit le masque à l'intérieur et à l'extérieur de grandes pièces criblées d'ouvertures qui reconstituent les décors de quatre époques.
"Si tu me suis, je te ferai faire la visite des fleuves qui nous ont conduits de tes ancêtres en ces lieux" dit le masque, incarné par la comédienne française Nathalie Vairac, à Malang, le personnage du visiteur.Mais "nous marcherons dans la boue", prévient-il.
Choqué, bouleversé ou riant face aux inepties de la propagande coloniale, le public déambule dans les lieux de séjour du masque en Europe après son arrachement à l'Afrique: chez un "scientifique" de la fin du XIXe, qui veut prouver une prétendue supériorité des Européens sur les Africains en mesurant des crânes, puis chez un général belge ayant bel et bien existé qui conservait dans sa maison les crânes de trois dignitaires africains rapportés de ses expéditions.
L'oeuvre évoque la spoliation des corps."Des scientifiques commandaient aux conquérants des restes humains par milliers qui ont servi à élaborer des théories raciales et des stéréotypes", dit M. Rugamba.
- "Intranquillité" -
Ultime décor: les collines du Rwanda, le pays de Dorcy Rugamba.Le masque y est investi d'un nouvel imaginaire lors d'une cérémonie d'initiation.Malang apprend à "désapprendre le passé".
"J'ai été bouleversée par cette performance", a confié l'universitaire française Bénédicte Savoy lors d'un débat après une représentation."Elle m'a paru traduire en une heure des choses qu'on lit normalement sur des centaines de pages".
Mme Savoy et l'écrivain sénégalais Felwine Sarr ont publié fin 2018 un rapport qui a fait date sur la restitution du patrimoine culturel africain.
Depuis, le sujet est "dans l'espace public" et n'est plus une affaire de spécialistes. "Les musées sont obligés de faire un travail de transparence et de réflexion sur les collections dites ethnographiques, c'est sans précédent; ces musées sont entrés dans un âge d'intranquillité", souligne M. Sarr.
En 2021, Paris a restitué au Bénin 26 oeuvres des trésors royaux d'Abomey, pillées en 1892 par les troupes françaises.Elles étaient conservées au musée parisien du Quai Branly.
La France a restitué un sabre au Sénégal en 2019 et une couronne à Madagascar en 2020.
Récemment, l'exposition des trésors royaux à Cotonou a attiré près de 200.000 visiteurs en 40 jours, selon les autorités.
"Le Bénin veut +républicaniser+ ces objets, c'est une magnifique aventure!", se réjouit M. Rugamba."Ces objets vont permettre à la communauté de se réinventer autour de cet héritage".
- "De plein fouet" -
Des centaines de milliers d'oeuvres d'art africain sont détenues en Occident dans des musées ou des collections privées.Les opinions africaines manifestent une sensibilité accrue à la question, alors qu'une réticence persiste de la part des collectionneurs ou des musées, en Europe notamment, devant l'éventualité de restituer.
Felwine Sarr se félicite du "regain" de demandes que la restitution au Bénin a entraînée de la part d'autres pays africains.En 2019, "sept pays d'Afrique de l'Ouest ont demandé l'équivalent de 10.000 objets, y compris des pays qui étaient en guerre et dont on se serait attendu à ce qu'ils aient d'autres préoccupations", relève-t-il.
Lors du colloque scientifique de la Biennale, historiens et philosophes ont débattu des moyens de réinvestir de signification les objets qui reviennent et de les reconnecter à l'Afrique actuelle.
Un objet n'a pas forcément vocation à se retrouver dans un musée africain, dit M. Sarr: il peut repartir dans une communauté s'il a une fonction rituelle et qu'elle le réclame, ou être confié à une université pour la recherche, souligne-t-il.
Dialika Haile Sané, scénariste trentenaire, confie avoir reçu "de plein fouet" l'émotion des "Restes suprêmes".Selon elle, il n'y a "pas de raison" que ces oeuvres "ne reviennent pas là où elles sont nées"."Si on ne se réapproprie pas ce qui nous appartient, on ne peut pas réellement avancer".
Envie d'afficher votre publicité ?
Contactez-nousEnvie d'afficher votre publicité ?
Contactez-nous
L'espace des commentaires est ouvert aux inscrits.
Connectez-vous ou créez un compte pour pouvoir commenter cet article.