L'abattement de Mathurin Kouassi contraste avec l'énergie qui se dégage de ce quartier populaire coloré.Il cherche ses mots, son regard dans le vide.
Un obus est tombé près de sa modeste maison alors qu'il tentait de fuir; un éclat lui a fait perdre l'usage de sa main droite."Je ne peux plus rien faire.La maçonnerie, impossible.Je ne trouve pas de petit boulot", raconte cet homme de 56 ans.
Il n'a jamais été soigné."C'était la débandade.A l'hôpital, ils n'opéraient que les cas très graves.Ils ne se sont pas occupés de moi".Il a plus tard touché 150.000 francs CFA (230 euros) du gouvernement.
Ces violences remontent à dix ans: la Côte d'Ivoire sombrait alors dans une crise électorale après le refus de Laurent Gbagbo de reconnaitre sa défaite face à Alassane Ouattara.Cinq mois de violences qui ont fait plus de 3.000 morts dans les deux camps. A Abobo, un quartier considéré comme pro-Ouattara, un marché a été bombardé et des femmes prises pour cible alors qu'elles manifestaient.
La crise a conduit Laurent Gbagbo devant la Cour pénale internationale (CPI) à La Haye, qui l'a jugé pour "crimes contre l'humanité" mais l'a définitivement acquitté en mars.Après une décennie loin de son pays, l'ancien président reviendra jeudi en Côte d'Ivoire.
Les anciens adversaires appellent aujourd'hui à la "réconciliation nationale".
- Loi d'amnistie -
Peu de personnes ont été condamnées pour les violences.En avril, un ancien chef de guerre de l'ouest de la Côte d'Ivoire, Amadé Ouérémi, a été condamné à la perpétuité pour la mort en un seul jour, en mars 2011, de 817 personnes à Duékoué, dans une région considérée comme pro-Gbagbo.Mais ce procès a laissé des zones d'ombre sur les commanditaires du massacre.
En 2018, une loi d'amnistie a conduit à plusieurs libérations dont celle de Simone Gbagbo, l'ex-Première dame, au nom de la "réconciliation nationale".
Le bombardement dont a été victime Mathurin Kouassi a donné lieu à un procès devant un tribunal militaire, mais les accusés ont été relaxés."Tant qu'on ne connait pas le responsable, on ne peut pas pardonner", tranche-t-il.
Son voisin, Issa Bokoun, propriétaire de la mosquée de la rue, un bâtiment qui en impose avec ses dorures dans un quartier fait d'habitations sommaires, accuse les forces pro-Gbagbo.Elles ont visé la mosquée où il avait accueilli plusieurs personnes du quartier.Issa Bokoun était, explique-t-il, "soupçonné d'héberger des rebelles".
Lui aussi a été touché par un éclat d'obus.Il n'a pas pu marcher pendant huit mois.
Issa Bokoun a témoigné devant le tribunal militaire."On ne sait pas pourquoi ils ont été relaxés.(...) La première semaine, ça m'a choqué".Peu après, avec d'autres victimes, il a été invité à la présidence par Alassane Ouattara."Il nous a demandé de pardonner, pour la réconciliation nationale".
- Préparer la réconciliation -
"On ne saura jamais la vérité", déplore Aboubakari Sylla, de l'association de défense des victimes Jeruci à Abobo."Or quand on connait la vérité, c'est plus facile de pardonner.(...).On risque de se réconcilier dans le mensonge".
Dans ces conditions, au-delà du quartier d'Abobo, beaucoup s'interrogent sur la longévité de cette réconciliation."En l'absence de véritables procédures judiciaires crédibles et d'un processus politique qui mette le doigt sur ce qui n'a pas fonctionné, (...) je crains qu'il n'y ait pas de raisons d'être optimiste sur la possibilité de maintenir la paix et la stabilité politique sur une longue durée", estime ainsi Gilles Yabi, fondateur du centre d'analyse politique ouest-africain Wathi.
La présidentielle du 31 octobre 2020, boycottée par l'opposition et qui a abouti à la réélection d'Alassane Ouattara pour un troisième mandat controversé, a ainsi été marquée par des violences ayant fait une centaine de morts.
En trente ans, il y a eu plusieurs lois d'amnistie, note Issiaka Diaby, du Collectif des victimes de Côte d'Ivoire."Cela crée une impunité et ouvre la voie à d'autres crimes".
Pour le retour de Laurent Gbagbo, il compte aller à l'aéroport et manifester pour l'application de la condamnation de l'ex-président à 20 ans de prison pour le "braquage" de la Banque centrale des Etats d'Afrique de l'Ouest (BCEAO) lors de la crise électorale.Les autorités ont laissé entendre que cette condamnation serait levée.
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