Quand on demande à Imane Ayissi si, 30 ans plus tôt, il s’imaginait être là où il est aujourd’hui, la réponse est “non”. Mais il se reprend aussitôt. “Je ne suis pas le meilleur, mais j’ai été cohérent et régulier”, exprime l'ancien danseur et mannequin.
Il sera le premier créateur originaire d'Afrique subsaharienne à avoir une exposition solo, aux États-Unis. "Certains vont encore se demander pourquoi ça tombe encore sur moi”, ajoute-t-il. Une nouvelle consécration qui vient s'ajouter à celle de son entrée au calendrier officiel de la haute couture en 2020.
Vous avez commencé la couture dans les années 90...
C'est beaucoup plus long que ça. Mais j'ai commencé à vraiment m'affirmer, à devenir un professionnel, à la fin des années 90. Mais j'ai toujours fait de la couture en amateur, depuis le Cameroun. Puis quand j'ai fait du mannequinat, j'ai voulu commencer à montrer ce que je savais faire.
Lors de mon premier défilé à Paris, en 1993, je voulais faire une première collection amusante, avec des robes à pois du début à la fin. Il y avait 120 robes (rires)...Je rêvais, je voulais faire comme les grandes maisons. Mais elles, ne font pas 120 robes. Et sur les 120 modèles, il n'y en avait que deux qui tenaient la route (rires). C'est cette audace qui nous pousse à avancer. J'ai toujours été audacieux. Sachant que je suis un autodidacte.
Comment vous sentiez-vous lors de ce premier défilé ?
C'était excitant ! Je voulais montrer que j'étais capable de faire des robes. Et puis, j'étais fan de certains grands maîtres comme Yves Saint-Laurent, Dior, Chanel, Valentino, Paco Rabanne, Jeanne Lanvin, Madeleine Vionnet, etc. La liste est longue...Balenciaga.. Et moi aussi je voulais faire pareil.
Donc, tout était dans le volume, il y avait des kilomètres de traînes, mais techniquement c'était zéro. Mais je tenais à montrer ça parce que je ne voulais pas rester éternellement mannequin. Et les gens avaient le sourire, la banane. Mais quels sourires ! On m'attendait au tournant.
Et 30 ans plus tard, vous devenez le premier couturier d'Afrique sub-saharienne à intégrer le calendrier de la haute couture parisienne et à avoir sa première exposition solo aux États-Unis...
Je dis toujours que d'une époque à l'autre, il y a des gens qui se sont battus, il y a des eu gens brillants. Je pourrais citer Chris Seydou qui était un créateur malien...
...Koffi Ansah, Alphadi....
Gisèle Gomez, que j'aimais bien aussi. Ils se sont battus et je les cite toujours. Je n'ai jamais dit que j'étais le meilleur ou quoi que ce soit. Parce que, nous Africains, dès que nous prenons le flambeau, nous essayons d'oublier les autres. On peut être le premier mais il ne faut pas oublier qu'avant nous, il y a eu des gens qui se sont battus.
À mon introduction au calendrier officiel de la haute couture, beaucoup n'étaient pas contents. Certains de mes grand-frères m'ont descendu...Je ne citerai pas de noms ici, par respect, mais si ça continue, je vais exposer les gens (silence). Je me suis battu pendant 30 ans. Chacun sa route, chacun son histoire.
Depuis 1993, je n'ai manqué aucune date à Paris. J'ai été régulier, coriace et têtu et ça, personne n'a jamais fait ça.
Quels créateurs vous ont soutenu lors de votre introduction au calendrier de la haute couture ?
Zéro. En tout cas, du côté des créateurs africains, zéro. Le seul qui a eu un mot, c'est le couturier congolais José Esam. Il y a eu ensuite Ly Dumas. Quand la nouvelle de mon introduction est tombée, j'avais besoin de soutien. J'aurais voulu que certains viennent m'entourer.
Revenons à votre exposition solo. Comment ça s'est passé ? Racontez-nous les coulisses
Je suis très fier et honoré de cette exposition et que la Scad Fashion m’ait tendu la main. Le commissaire de l’exposition, Rafael Gomes, suivait mon travail depuis longtemps et il a pris en compte le fait que je défendais les tissus africains, les vrais tissus africains.
C'était important qu'un musée aussi important s'intéresse à faire une expo solo, montrer le travail d'un designer noir. Ça n'a jamais été fait et ça va permettre d'ouvrir les portes. Certains vont se demander pourquoi ça tombe encore sur lui (rires). Il y a des raisons. Ça aurait pu être quelqu'un d'autre.
J’ai tout de suite dit oui, puisqu’il n'y a pas 36 000 personnes qui proposent ce genre de projets. Même à Paris. Parfois, on fait des projets sur l'Afrique et il n'y a pas d'Africains derrière. C'est un peu dommage.
Que va-t-on retrouver durant l'exposition ?
On va retrouver des silhouettes emblématiques. Nous avons fait une sélection de robes sur différentes saisons et différentes époques. On retrouvera une robe que j'ai créée pour ma mère dans les années 80. Et comme le nom de l'exposition l'indique "Africa To The World", "L'Afrique au monde", en français, je vais exposer ma vision de l'Afrique et montrer ce qu'elle a comme matières, en particulier les matières politiques.
C'est quoi les matières politiques ?
Ce sont toutes les matières brutes, comme le raphia, le bogolan, le kente, les tissus comme le batik, qu'on appelle le tie-dye. Il y a aussi le faso dan fani, etc. Ce sont des tissus qui appartiennent vraiment à l'Afrique et qu'on ne nous a pas imposés.
C'est ça que j'appelle les matières politiques. Et c'est aussi politique parce que nos dirigeants et les Africains eux-mêmes doivent apprendre à se réapproprier tout ça et comprendre les histoires qui se cachent derrière tous ces tissus.
Est-ce qu'il y a un tissu que vous n'avez jamais travaillé et que vous aimeriez bien travailler ?
Bien sûr ! Il y en a certains que je ne connais même pas. Il y a beaucoup de tissus qui sont sauvegardés, en voie de disparition, qui ont disparu. Il y a beaucoup de choses que je dois encore découvrir.
Comment découvrez-vous certains tissus un peu oubliés ? Comment orientez-vous vos recherches ? Parce que c'est vaste, il y a 54 pays africains.
C'est très vaste. Il y a des livres quand même. Il y a des musées. Et il faut remercier les musées en Occident. Sans eux, il y aurait eu beaucoup de pertes, notamment dans le domaine de l'art, que ça soit dans la sculpture, l'art africain, tout ça, les tissus, le savoir-faire africain...Parce qu'on n'a pas cette culture de sauvegarder.
Ça commence à changer...
Ça commence à changer. Je ne parle pas de ce qui a été enlevé de l'Afrique, volé, ou donné, à une époque où je n'étais pas né, ni même mes parents.... Mais quoiqu'il arrive ils ont quand même gardé, il faut remercier. Ces objets ont pu traverser les siècles. Et quand, parfois, j'entends qu'il faut tout rendre à l'Afrique, je me dis à la fois "oui" et "non". Il faut trouver un juste milieu. Il faut négocier intelligemment.
Vous parlez également beaucoup du manque de structure du secteur de la mode...
Tout doit commencer par une meilleure prise en compte de la valeur de son patrimoine, de son histoire, de sa culture. C'est la base. Le luxe, c'est quoi ? Le luxe, c'est d'abord soi-même. C'est la manière dont on va mettre les choses en valeur, sa culture etc. Si on ne prend pas en compte qu'on a des richesses, qu'on doit former les gens et avoir des bonnes formations aussi pour transformer les matières, rien ne va évoluer. Pourtant la machine économique de la mode est immense.
C'est ce que les Africains n'ont pas compris. Quand on dit qu'on veut faire de la mode certains pensent que c'est parce qu'on n'a pas pu faire mieux sur les bancs de l'école pour devenir médecin ou ministre. Et c'est là qu'on se trompe et qu'on ne repère pas les talents suffisament tôt. Tout le monde n'est pas fait pour faire de grandes études.
Donc, quand les jeunes sont attirés par la coiffure ou par les tissus ou quoi que ce soit, il faut les observer et après les orienter. Et s'ils continuent à être intéressés, il faut les orienter vers les bonnes formations.
On a plein de créateurs, de couturiers. Mais pourquoi n'arrive-t-on pas à structurer pour qu'il y ait une industrie importante ? Les tailleurs du quartier, par exemple, ils ont une manière de fonctionner. Certains vont couper le tissu sans prendre le mètre ou quoi que ce soit. Ils coupent au ciseau, à vif.
Mais si tu dois reproduire un modèle quatre ou cinq fois, tu ne peux pas couper le truc comme ça. Il faut savoir calculer pour prendre les mesures sur une robe que tu devras transformer en trois ou quatre tailles.
Il faut aussi une certaine connaissance par rapport aux calculs à faire quand on fait le patronnage, le moulage, etc. Il y a beaucoup de choses à faire dans la mode, mais on ne peut pas travailler comme ça. C'est là où je dis toujours qu'il faut structurer et même étudier les saisons en Afrique pour établir les vraies saisons comme dans les pays européens.
Comme ça, les gens qui sont dans le domaine de la mode vont faire des vrais carnets de travail selon les saisons et les moments de rendez-vous, pour présenter les travaux qu'ils ont préparés. Ici, on a automne-hiver, printemps-été et il y a des dates précises pour montrer son travail. Ça, on n'a pas ça en Afrique.
Est-ce que vous avez déjà réfléchi au fait de créer un institut, une école pour permettre aux jeunes du continent africain de pouvoir exprimer leur talent ?
C'est une très bonne question. On me la pose souvent. Est-ce que Chanel a une école de mode ? Non. Ils ne sont pas là pour former, il y a des écoles pour ça. Au Cameroun, j'ai travaillé avec le CCMC (Centre des créateurs de mode du Cameroun). Je donne de mon temps, comme certains savent aussi le donner. Mais ce n'est pas à une maison de couture de faire des écoles de couture, de faire des formations. Non, nous ne sommes pas là pour ça. Nous, nous sommes là pour montrer et raconter des histoires.
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